Modéliser pour s’adapter

Article extrait de notre étude : « Assurance & post-croissance : comment protéger à l’aune des limites planétaires ? »

La modélisation est au cœur des systèmes assurantiels. Face à l’inflation du coût des sinistres associés aux risques naturels, les assureurs s’exposent donc à un risque de modèle. En plus d’améliorer la gestion courante de leurs risques par les assureurs, des progrès dans la modélisation peuvent renforcer la résilience des systèmes assurantiels, s’ils se placent au service d’une prévention plus efficace et aident à couvrir les risques associés aux politiques d’adaptation et d’atténuation.

La modélisation, outil premier de l’assurance

Le rôle de la modélisation pour l’assurance

Pour être effective, l’opération de mutualisation implique de pouvoir modéliser les risques individuels et les éventuelles dépendances entre les risques. Cette opération poursuit trois objectifs :

  1. disposer d’une représentation du risque agrégé pour pouvoir demander à chaque assuré une prime correspondant à sa part dans le risque supporté par la mutualité. La mauvaise exécution du travail de modélisation peut conduire à la faillite du dispositif assurantiel, si la taille ou la fréquence des risques individuels a été mal estimée, si les dépendances entre les risques ont été mal représentée* , ou quand les primes imposées aux assurés conduisent à une antisélection ;
  2. évaluer le niveau de provisions et de fonds propres à constituer pour régler les sinistres déjà survenus ou à venir, et ainsi garantir la solvabilité et la liquidité de l’assureur. Les réglementations prudentielles successives ont largement encadré ce processus : le respect de Solvabilité II repose sur des modèles précis pour déterminer les capitaux de solvabilité requis ;
  3. gérer les risques de l’activité de l’assureur au quotidien. Les modèles sont les outils de base de la gestion effective des risques et sous-tendent, à l’échelle de l’organisme d’assurance, les décisions critiques des choix d’investissement sur les marchés, du lancement de nouvelles activités, du partage des risques assurés avec des tiers (ex  : le niveau de la franchise ou de la limite de garantie d’un contrat d’assurance, la rémunération d’un intermédiaire d’assurance ou la cession en réassurance), etc.

*Dans un cas extrême de dépendance entre les risques, la survenance d’un sinistre affecte tous les risques individuels. Le risque en question n’est alors pas mutualisable, donc pas assurable.

Des modèles pour répondre à différents usages

Comme la carte est un modèle du territoire, un modèle est une représentation plus ou moins simplifiée d’une réalité. Quelle que soit la discipline, la modélisation cherche à représenter un ensemble de données, avec une intention d’utilisation. C’est à l’aune de l’intention, de la destination du modèle, que sa qualité peut être appréciée. Un modèle n’a d’ailleurs pas nécessairement une finalité explicative. Par exemple, le modèle de Black & Scholes (1973), abondamment utilisé pour le pricing de dérivés financiers, représente des trajectoires de prix d’actions sans donner de clef d’interprétation sur les causes des mouvements observés. De même, la plupart des modèles de machine learning prédisent le comportement d’une variable sans l’interpréter  : le modèle le plus prédictif présente rarement des fonctions épistémiques. Quel que soit le type de modèle, les questions qui se posent pour en apprécier la pertinence sont celles de :

  • la fidélité aux données observées : le modèle est-il capable de générer des données semblables aux observations ?
  • la robustesse : dans quelle mesure le modèle est-il affecté par de petites modifications des données qui ont permis son calibrage ?
  • la cohérence de son champ de validité avec l’intention initiale d’utilisation du modèle.

LA MODÉLISATION DES CATASTROPHES NATURELLES, UN EXERCICE SPÉCIFIQUE

Rencontrée pour les besoins de l’étude, Marie-Laure Fandeur, Responsable Régionale Actuariat & Modélisation Cat chez Scor Property & Casualty, rappelle les principes de la modélisation des catastrophes naturelles :

« La modélisation des risques catastrophes repose généralement sur des logiciels CAT, souvent développés en externe, pour estimer les dégâts matériels potentiels. Trois modules sont habituellement mobilisés :

  1. module d’aléa : il modélise les périls et simule plusieurs évènements possibles pour une région donnée. L’objectif est d’établir un catalogue d’évènements pouvant se produire dans cette région, avec leurs caractéristiques déterminantes pour un sinistre (vitesse maximale du vent, débit du cours d’eau, mouvement du sol, etc.).
  2. module de vulnérabilité : il décrit les expositions au risque, c’est-à-dire les biens assurés (y compris certaines de leurs caractéristiques : maison individuelle ou appartement, matériaux de construction, etc.) et leur localisation ; puis évalue les dommages potentiels en fonction de l’intensité des évènements. Il convertit ces données d’exposition en pertes financières, variables en fonction de l’intensité du péril.
  3. module financier : il applique les conditions de la police d’assurance à ces pertes financières pour chaque évènement simulé. Il détermine ainsi une distribution des pertes potentielles pour le client et permet la tarification du contrat.

Les résultats des modèles Cat sont couplés aux pertes historiques et à d’autres informations scientifiques, notamment sur des tendances à court-terme, afin de produire l’évaluation la plus juste du risque. Pour intégrer l’impact du changement climatique, il est nécessaire d’introduire des perturbations dans l’intensité et la fréquence des aléas observés en lien avec les sorties de modèles de simulation du climat. Dans certains cas, les évènements qui étaient qualifiés d’extrêmes deviennent plus fréquents, et les nouveaux extrêmes dépassent tout ce que l’on a pu connaître jusqu’alors. Dans le modèle, cela se traduit par des perturbations introduites dans le module d’aléa. Une meilleure résilience des matériaux peut également être incorporée dans le module de vulnérabilité, mais aujourd’hui la granularité des données communiquées par les assureurs n’est pas suffisante. On peut enfin envisager des changements des conditions assurantielles dans le module financier. Cette évolution devrait progressivement s’inscrire dans nos processus opérationnels. Ainsi, notre tarification refléterait le coût potentiel du changement climatique ».

Le processus classique de modélisation
des catastrophes naturelles, d’après Scor (2021)*

* SCOR. (2021). Modelling climate change for the (re)insurance industry

A practitioner’s guide to extreme event scenario analysis. P. 8

Face aux bouleversements climatiques, la modélisation se confronte à ses limites

Modéliser malgré des données incomplètes

Dans un contexte où les risques sont en augmentation constante, où les données passées ne suffisent pas à anticiper les risques futurs, le dérèglement climatique pose un défi aux modèles actuariels utilisés par les assureurs*  : « depuis 2015, chaque année, si elle ne dépasse pas un nouveau record, fait partie des 3 années historiquement les plus coûteuses », témoigne Pierre Michel, Directeur de Cabinet du Directeur Général de PartnerRe. En effet, les bouleversements climatiques ou la dégradation de la biodiversité entraînent une augmentation de l’incertitude et des ruptures de tendance, qui remettent en question la capacité des modèles à anticiper les sinistres futurs sur la base des données passées.

Une approche naturelle et classique en l’absence d’observations est de procéder à des hypothèses de prolongement  : un modèle calibré sur l’espace où des données sont disponibles peut être prolongé à la frontière extérieure de cet espace, par certaines hypothèses (par exemple de continuité). Ces approches permettent d’estimer ce qu’il se passerait si les hypothèses de prolongement étaient vérifiées. En pratique, les modélisateurs se contentent rarement d’une seule typologie d’hypothèses pour explorer cet inconnu. La crédibilité de ces hypothèses est ensuite revue à mesure que des données dans la zone extérieure deviennent disponibles.

*On se situe ici dans le champ des modèles primaires (i.e. ceux où les évènements physiques sont modélisés, puis leurs conséquences financières).

« Depuis 2015, chaque année, si elle ne dépasse pas un nouveau record, fait partie des 3 années historiquement les plus coûteuses » Pierre Michel, PartnerRe

Modéliser malgré les discontinuités

Cette approche se heurte néanmoins à des phénomènes chaotiques*, très fortement discontinus, inobservés et dont la crédibilité a priori aurait été faible. C’est un des défis que pose le dérèglement climatique. S’agissant de ces types de risques, cela conduit les assureurs à considérer les données les plus récentes pour identifier, le cas échéant, d’éventuelles ruptures de tendance. Exercice délicat car ces ruptures peuvent concerner le phénomène physique primaire modélisé, mais également la vulnérabilité des enjeux et les conséquences financières (également modélisées) qui en découlent. Cette problématique de modélisation n’est pas nouvelle en tant que telle. C’est l’ampleur des évolutions potentielles en jeu, à l’échelle planétaire, et la profondeur de ses répercussions sur les sociétés qui le sont, en revanche. En particulier, deux points apparaissent d’ores et déjà redoutables pour le modélisateur en manque de données :

  • la discontinuité des conséquences financières de phénomènes physiques pour lesquels l’hypothèse de continuité n’est pas pour autant rejetée. Le changement climatique pourrait notamment favoriser des conjonctions de risques (compound risks) « caractérisées par leurs effets non-linéaires, complexes et difficiles à prédire sur la société et l’économie » (Network for Greening the Financial System, 2023, p. 7). Si l’évolution des températures moyennes semble relativement prévisible, y compris à long terme, les évènements climatiques – premier niveau de conséquences –, les nouvelles vulnérabilités et les coûts financiers – deuxième niveau de conséquences – qui en découlent le sont nettement moins ;
  • les risques naturels sont rarement réellement indépendants. Pourtant, cette hypothèse est une condition nécessaire de la mutualisation et donc de l’assurabilité. Une augmentation de la dépendance stochastique des risques (par exemple des chocs communs qui affectent l’ensemble des risques assurés) réduit la part de ces risques réellement assurable.

En conséquence l’emploi des modèles et l’appréciation de la validité des hypothèses sous-jacentes (notamment celle d’indépendance) constitue un véritable baromètre de la question de l’assurabilité des risques. Et au-delà de la question de l’assurabilité d’un péril, la dépendance avec d’autres périls ou d’autres risques que supporte l’assureur (ex : les risques de marché, de défaut de contrepartie, etc.) vient significativement complexifier la bonne gestion des risques.

Illustration des discontinuités, les périls secondaires (grêle, gel, etc.), ainsi dénommés car « ils étaient à la fois moins coûteux et plus complexes à modéliser » (Pierre Michel), deviennent des sources de coûts nécessaires à prendre en compte pour les assureurs comme pour les réassureurs. En témoignent les épisodes de grêle en 2022 en Italie, ou de gel au Texas en 2021. Mais les modèles pour les anticiper sont beaucoup moins précis : d’après Pierre Michel, « ils nécessitent des données géographiques d’une grande précision, contrairement à des risques comme les inondations par débordement ou les ouragans qui peuvent être estimés à une maille plus étendue. Et leur manifestation est plus aléatoire, plus chaotique ».

*Dans un exercice de modélisation, un phénomène est chaotique si de légères modifications de la situation initiale entraînent des conséquences radicalement différentes. La météo est par exemple un phénomène chaotique, ce qui la rend difficilement prévisible au-delà de quelques jours.

La modélisation au service de l’adaptation du secteur assurantiel et de la société

La modélisation pour donner une nouvelle envergure à la prévention

L’adaptation des modèles assurantiels à des risques naturels croissants suppose une meilleure prévention de ces risques (cf. article sur la prévention p. 37). Pour permettre aux assureurs de s’adapter, les travaux en matière de modélisation doivent donc soutenir cette prévention, et notamment :

  • identifier les besoins urgents d’adaptation. Si les modèles ne permettent pas de retarder l’entrée dans le champ de la non-assurabilité, ils peuvent néanmoins aider à identifier les facteurs qui accélèrent cette tendance afin de mieux cibler les besoins d’adaptation et de prévention. Sur cette base, et dans le cadre de partenariats publics-privés ou de consortiums d’assureurs, des actions de prévention pourront alors être conduites à plus large échelle que celles que nous connaissons aujourd’hui avec le Fonds Barnier, en conservant un mode d’action ciblé. La mission Langreney propose notamment de « consolider une cartographie des zones d’exposition élevée aux principaux aléas naturels majeurs » et d’« imposer et contrôler l’obligation de travaux de réduction de la vulnérabilité dans les zones d’exposition très forte aux risques naturels » (Langreney, Le Cozannet & Merad, 2024).
  • encourager le partage d’informations et le développement de modèles open source. Les modèles sont à ce jour des outils de différenciation concurrentielle dans un univers assurantiel extrêmement standardisé, quand ils ne sont pas simplement externalisés chez des acteurs spécialisés* ou des réassureurs**. Ainsi, la récente réforme de l’assurance récolte rappelle l’importance du partage de données et de modèles entre acteurs puisqu’elle introduit un pool de réassurance qui a précisément pour but d’encourager ce partage entre l’ensemble des assureurs du secteur. Des initiatives open source existent déjà pour faciliter le développement de modèles alternatifs, citons par exemple Oasis Loss modelling framework, spécialisé dans la modélisation de catastrophes naturelles. Ces initiatives permettent d’explorer un plus large éventail de méthodes de modélisation, aux côtés des modèles propriétaires, pour mieux répondre aux divers besoins d’anticipation des risques naturels qui se développent chez les assureurs et réassureurs.

*Citons notamment RMS ou AIR, leaders sur ce marché.

**La Caisse Centrale de Réassurance constitue un point de référence en matière de catastrophes naturelles pour les plus petits assureurs français, comme le montre la préconisation de son modèle pour les assureurs ne disposant pas de modèle interne adapté dans les exercices de stress-tests menés par l’ACPR en 2023. 

Il est possible de voir dans la reconstruction l’opportunité de remettre en cause une situation antérieure carbonée pour y substituer des dispositifs décarbonés.

Scénariser pour mieux s’adapter, en s’appuyant sur les modèles

Marie-Laure Fandeur, responsable régionale Actuariat & Modélisation Cat chez Scor Property & Casualty, témoigne du rôle joué par les stress-tests chez Scor : « l’exercice mené par l’ACPR nous a permis d’identifier les ressources clés, chez Scor, capables de répondre à cet exercice spécifique et de tester de nouvelles méthodologies prospectives d’analyse de risques à très long-terme. En outre, il a offert un aperçu de la sensibilité de notre portefeuille vis-à-vis des scénarios envisagés pour les périodes allant de 2025 à 2050.

Ces stress-tests représentent une première étape utile pour encadrer la réflexion sur le risque de transition. Ils ouvrent la voie à une meilleure compréhension de l’impact du risque climatique dans son ensemble. Ils permettent également de définir s’il existe un risque d’inassurabilité dans certaines zones. Il sera nécessaire de mettre en place des processus pour intégrer cette vision prospective dans l’évaluation des risques ».

Si l’exercice de scénarisation présente de nombreuses limites, il permet d’anticiper les effets de perturbations hors-normes à court ou à long terme. Plus important encore, il permet de tenir compte des interactions entre la perte de valeur des actifs détenus par les assureurs (sous l’effet combiné de risques physiques et de transition) et la hausse des indemnisations liée aux aléas naturels. Un tel exercice invite également à anticiper des évolutions macroéconomiques conjointes, susceptibles d’influencer les montants assurés, notamment en fixant des hypothèses de seuils d’inassurabilité (ACPR, 2023). Adossée à des modèles, la scénarisation laisse plus de marges de manœuvre pour intégrer des enchaînements chaotiques et des conjonctions de risques.

Les scénarios servent donc moins à chiffrer précisément les impacts attendus qu’à nourrir l’adaptabilité des assureurs. Leurs résultats ne sont pas à considérer comme une valeur absolue, mais plutôt comme une invitation à travailler dès aujourd’hui sur les vulnérabilités identifiées, ainsi qu’à mobiliser les ressources suffisantes pour anticiper plus précisément l’ampleur des risques auxquels seront confrontés les assureurs durant les décennies à venir.

Modéliser le risque de transition : un enjeu pour les activités d’investissement et de souscription

Le risque de transition constitue un risque encore peu modélisé ; c’est aussi l’un des plus difficiles à estimer, car hautement dépendant d’interactions complexes entre des variables physiques et socioéconomiques (Jackson, 2021). Modéliser ce risque pourrait pourtant fournir un appui précieux pour faire évoluer les portefeuilles d’investissement : identifier les actifs échoués pour en sortir progressivement ou pour impulser des redirections rapides de leurs modèles économiques afin d’éviter un scénario de « transition désordonnée», plus dommageable pour un portefeuille*. Des travaux ont déjà été engagés en ce sens (Thomä et al., 2017 ; Botte et al., 2021), mais restent à l’état d’ébauche et doivent encore être précisés, notamment à l’échelle des entreprises. Modéliser précisément le risque de transition à des échelles microéconomiques, pour les acteurs les plus exposés, peut aussi servir de base à des offres sectorielles pour assurer le risque de transition (voir l’exercice prospectif Assurer le risque de conversion dans l’agriculture p. 57) et concevoir des dispositifs de mutualisation capables de prendre en charge, dès que possible, ces futurs actifs échoués. Ainsi, les assureurs se placeront en moteurs de la transition et de la redirection.

*La « transition désordonnée» (disorderly transition) est un des groupes de scénarios considérés dans les publications du Network for Greening the Financial System. Pour en savoir plus sur ces scénarios https://www.ngfs.net/ngfs-scenarios-portal/.