L’assurance comme levier de la soutenabilité
Article extrait de notre étude : « Assurance & post-croissance : comment protéger à l’aune des limites planétaires ? », rédigé par Louis Dupuis, Docteur en sciences économiques et chercheur au sein de l’APESA.
Les acteurs qui suivent une trajectoire vers la soutenabilité s’exposent à différents risques tout au long de leur parcours, en fonction des différentes phases traversées et des enjeux spécifiques de soutenabilité qu’elles comportent. Les assureurs peuvent accompagner les acteurs dans ce parcours en contribuant à diminuer les risques qui pèsent sur chacune de ses étapes, mais cela requiert une meilleure connaissance et compréhension des impacts extra-financiers spécifiques à chaque étape.
Le réchauffement climatique et l’effondrement de la biodiversité ont créé les conditions d’une hausse des risques auxquels les acteurs économiques font face depuis plusieurs décennies. Ce constat, martelé à nouveau jusqu’au Forum économique mondial (World Economic Forum, 2024), marque la nécessité d’une mutation profonde de l’ensemble des secteurs d’activité. La transition qui s’annonce se fait donc dans un contexte de risques physiques importants, et comporte elle-même des risques d’adaptation des activités. Limiter ces risques suppose un apport de capitaux importants dans les secteurs qui participent à l’atténuation et à l’adaptation, mais également une contribution plus large des assureurs pour rendre viable des comportements dont le coût d’opportunité est encore aujourd’hui trop élevé. Quelles perspectives pour les assureurs sur ce chemin vers la post-croissance ? Quelle contribution attendre de la comptabilité dans ces évolutions ?
La post-croissance comme condition de la soutenabilité
La soutenabilité est définie dans la littérature académique comme la capacité de l’ensemble des socio-écosystèmes à soutenir un niveau de vie donné (Dasgupta, 2000). Est soutenable un «mécanisme d’allocation des ressources » (Dasgupta, 2009) qui respecte les conditions de renouvellement des écosystèmes et des sociétés qui président à la production de ces ressources.
On oppose classiquement une vision de la soutenabilité forte à celle de la soutenabilité faible (Dietz et Neumayer, 2009) : la vision de la soutenabilité forte insiste sur le rôle structurant des contraintes physiques, la soutenabilité faible sur les conditions techniques de mobilisation des ressources au service du développement. Cette opposition apparaît maintenant plutôt comme une imbrication : le cadre de la soutenabilité forte décrit les enjeux des acteurs dans un monde où les contraintes physiques et notamment les limites planétaires (Rockström et al., 2009) et les fondations sociales (Raworth, 2017) sont dépassées. Il ne s’agit donc pas tant d’oublier les questions de développement, objets de l’approche en soutenabilité faible, mais bien de restaurer les piliers sur lesquels repose ce développement.
Le Stockholm Resilience Centre a proposé une représentation de cette vision sur la base des objectifs de développement durable, le «gâteau de mariage» (Figure 1). Les objectifs donnés à l’activité économique y sont contraints par la réalisation des objectifs environnementaux et sociaux. Suivant cette représentation, les modèles d’affaires peuvent être considérés comme soutenables si les ressources qu’ils mobilisent le sont également. Le maintien en l’état d’origine de ces ressources devient alors la première responsabilité des organisations, et la post-croissance un état final associé à cet objectif. Devenir « agnostique de la croissance» (Raworth, 2017) permet à l’entreprise de prioriser la préservation des ressources mobilisées par l’activité et de limiter les risques associés à leur détérioration. Les propositions d’évolution de la comptabilité jouent un rôle clef dans la conduite de ce processus et dans la gestion des risques qui concernent en premier lieu l’assurance.
Actifs, aléas et transitions : la comptabilité pour objectiver les limites des modèles actuels et matérialiser les risques
La transition écologique consiste essentiellement pour une entreprise en une évolution radicale du partage de la valeur. En plus d’une allocation de moyens aux salariés, à l’État et aux actionnaires, l’entreprise doit allouer prioritairement ses ressources à la régénération des actifs, entités capitales environnementales et sociales qui permettent un maintien de l’activité productive dans le temps. Cela se matérialise par une dette écologique et/ou par des provisions qui viennent préempter le résultat et limitent la discrétion de l’entreprise dans ses choix stratégiques : la maintenance et la régénération des actifs devient la priorité, le progrès technique étant un moyen de gagner des marges de manœuvre (de la valeur à allouer) pour atteindre cet objectif puis retrouver un rôle de création de valeur plus classique.
Cette transition écologique vers la soutenabilité et la post-croissance est en premier lieu une réponse à la montée d’aléas environnementaux qui génèrent des risques en croissance (GIEC, 6ème rapport). L’entreprise fait alors face et à un aléa d’approvisionnement dans ses différentes ressources (environnementales et sociales), à un aléa dans le déploiement des actions de régénération qui lui permettent de régénérer le capital naturel et social qu’elle mobilise et à un aléa dans la mise à disposition et l’efficacité des moyens techniques qui peuvent lui permettre de pérenniser son modèle d’affaires (mesures techniques d’atténuation, d’adaptation, gains de productivité, etc.).
Cette posture suppose de nouveaux mécanismes de gestion des risques associés à ces aléas. Les méthodes de comptabilité extra-financière (tels que les modèles LIFTS, CARE, NCMA ou la Comptabilité universelle) sont autant d’outils d’intégration des risques physiques dans la comptabilité financière et permettent de faciliter l’évaluation de la trajectoire globale de transition de l’entreprise. Ces méthodes permettent d’évaluer les mécanismes de création de valeur de l’entreprise et les contributions séparées à la maintenance des différents actifs socle de cette création de valeur. Elles constituent donc des apports essentiels pour la mise en œuvre de logiques assurantielles pour accompagner les trajectoires de transition.
La transition écologique consiste essentiellement pour une entreprise en une évolution radicale du partage de la valeur.
Des risques de transition hétérogènes dans le temps
Les risques associés aux trajectoires de transition sont spécifiques aux entreprises concernées, mais il est possible de présenter des invariants liés à une transition type. On peut ainsi considérer 4 phases dans la transition d’une entreprise qui l’emmène d’une situation de destruction globale de valeur à un idéal-type de soutenabilité (Figure 2), avec les risques associés.
En phase 1, associé à un modèle dégénératif viennent les risques de dividendes fictifs et d’actifs échoués (Van der Ploeg & Rezai, 2020), liés à la destruction de valeur environnementale et sociale. En phase 2, viennent les risques d’échec des actions de régénération (destruction d’actifs naturels en cours de régénération) ou de déploiement de technologies d’atténuation et d’adaptation. En phase 3, intervient le risque d’expansion d’une dynamique de croissance renouvelée non maîtrisée, qui pourrait renvoyer l’acteur en phase 1. Certaines activités vont probablement devoir rester en phase 3 pendant tout ou partie de la transition écologique, du fait des logiques d’arbitrage inhérente à une transition sociétale complète (notamment du fait d’arbitrage entre aspects sociaux et environnementaux, ou de ressources non substituables dans des délais raisonnables, etc.). En phase 4, les risques sont maîtrisés, en ceci que l’activité de l’entreprise n’exerce plus de pression sur les écosystèmes et sur les différents communs qu’elle mobilise (les pressions étant définies par des seuil physiques, de prélèvement ou d’existence). Cet équilibre de long terme apparaît souhaitable à l’horizon 2050 (en alignement avec les accords de KunmingMontréal) pour la plupart des activités économiques qui pourraient distribuer de la valeur à leurs parties prenantes sans générer de risques environnementaux et sociaux supplémentaires.
Dans la dernière phase de leur transition, pour les entreprises les risques sont maitrisés, en ceci que l’activité de l’entreprise n’exerce plus de pression sur les écosystèmes et sur les différents communs qu’elle mobilise.
L’assurance peut contribuer au chemin vers la soutenabilité
Comme l’ensemble des acteurs de la finance, les assureurs peuvent contribuer en s’inscrivant dans une trajectoire de transition type pour leurs activités directes. Leur rôle principal est cependant de contribuer à dé-risquer la transition, par leurs investissements et leurs produits. Les assureurs peuvent tout d’abord orienter leurs investissements dans une logique de régénération, ce qui suppose :
- d’agir en investisseur patient, en intégrant un horizon de temps réaliste (pour la phase 2 notamment) ;
- de cibler des entreprises et des projets régénératifs, en plus des actions technologiques d’atténuation et d’adaptation.
Ils peuvent également développer des produits couvrant les risques de transition et ainsi donner une chance de s’engager dans la voie de la régénération à l’ensemble des acteurs économiques. Ce qui inclut :
- classiquement, la protection contre les risques physiques pour les particuliers, mais aussi contre les risques physiques en lien avec les approvisionnements (incluant par exemple l’assurance des voies de navigation) ;
- l’assistance à la gestion de l’aléa technologique d’atténuation et d’adaptation : assurer les différentes améliorations de procédés qui ont besoin d’un temps variable pour porter leurs fruits ;
- la mise à disposition des possibilités de régénération des communs : se positionner comme garant de communs écologiques et sociaux et collecteur des moyens de la régénération de ces communs par des primes d’assurance liées ;
- la réduction du risque sur l’investissement patient des particuliers : les ménages placent leur épargne en partie en prévision de risques (retraite, accident, etc.). Associer des polices d’assurance orientées vers ces risques à certains investissements pourrait contribuer à réorienter l’épargne des ménages vers des investissements régénératifs : les assureurs contribueraient alors au levier d’investissement pour la transition.
Les assureurs peuvent s’appuyer sur leur expertise dans la gestion des aléas pour apporter une contribution significative à la transition de l’ensemble du système économique.
Par ces actions et d’autres à imaginer, les assureurs peuvent s’appuyer sur leur expertise dans la gestion des aléas pour apporter une contribution significative à la transition de l’ensemble du système économique. Ce rôle sociétal renouvelé de l’assurance doit être pensé en complémentarité de celui de l’État, qui doit naturellement contribuer à la gestion de certains aspects systémiques des risques concernés. Ce modèle rénové intégrant les enjeux de transition apparaît moins risqué qu’un statu quo intenable, qui verrait l’accès à l’assurance graduellement restreint.