Assurer le risque de conversion

Article extrait de notre étude : « Assurance & post-croissance : comment protéger à l’aune des limites planétaires ? »

Alors que l’agriculture conventionnelle, très dépendante des intrants chimiques et de l’irrigation, semble atteindre ses limites, des pratiques agroécologiques connaissent un nouvel essor pour mieux conjuguer production alimentaire, bénéfices environnementaux et résilience face aux aléas climatiques. Cependant, la conversion de l’agriculture conventionnelle vers ces pratiques est une source d’incertitude pour l’exploitant, au-delà des pertes de rendements inévitables anticipées. Et si les assureurs couvraient ce « risque de conversion» pour l’agriculture – voire les risques de transition d’autres secteurs ?

La nécessité de conversion de l’agriculture vers des pratiques adaptées au changement climatique

Les limites de l’agriculture conventionnelle

Les progrès de l’agriculture, portés dans un premier temps par la mécanisation puis par les avancées en chimie et en génétique, ont permis d’améliorer drastiquement les rendements au cours des deux derniers siècles, passant pour le blé de 8-10 quintaux par hectare en 1815 à 14-15 en 1945 et 70 en 1990 (Académie d’Agriculture de France, 2022). Les rendements semblent cependant atteindre un plafond depuis les années 1990 sous l’effet, entre autres, d’aléas climatiques plus fréquents*.

Dans le même temps, l’agriculture intensive tend à appauvrir la matière organique des sols (Commissariat général au développement durable, 2019a) et à polluer les eaux**. L’usage des pesticides est, quant à lui, l’un des principaux facteurs de dégradation de la biodiversité ces dernières décennies (Leenhardt et al., 2022).

*Un rapport de la Cour des comptes consacré à l’adaptation des cultures céréalières indique par exemple que « les rendements du blé tendre stagnent en France », une stagnation qui résulte de « plusieurs effets » où « l’amélioration des espèces par sélection génétique […] est désormais compensée par des aléas dus au changement climatique […] et par la diminution de l’azote disponible pour la plante » (Cour des comptes, 2024, pp. 3-4).

**La limite planétaire théorique des rejets excédentaires d’azote est comprise entre 41 et 55 kg/ha/an, tandis que les régions de l’ouest de la France, où les pratiques d’agriculture intensive sont plus fréquentes, excèdent 70 kg/ha/an (Commissariat général au développement durable, 2019b).

La redécouverte de pratiques agricoles pour adapter les cultures au changement climatique

L’agriculture a un rôle à jouer dans l’atténuation du changement climatique : elle peut contribuer à stocker du carbone dans les sols. Cela implique cependant une évolution des pratiques pour conjuguer des objectifs de rendement avec des objectifs écologiques afin de préserver les sols, la biodiversité et le cycle de l’eau. Mais les productions agricoles sont aussi menacées par le changement climatique, et doivent s’adapter au climat futur. Plusieurs techniques agricoles visent à obtenir à la fois de plus grands bénéfices environnementaux et une meilleure résilience face aux aléas climatiques*. On regroupe habituellement ces techniques en trois grandes catégories (cf. tableau page suivante, (Wagner, 2021)). L’agriculture biologique représente aujourd’hui 10,7 % des surfaces agricoles françaises (et 14 % des fermes) (L’Agence Bio, 2023). L’agriculture de conservation des sols (ACS) et l’agroforesterie étant moins normalisées, il est plus difficile de mesurer le taux de couverture; il est cependant estimé à 4%** des surfaces agricoles françaises selon Serge Zaka, ingénieur agronome (Farhangi, 2023).

*Notons que les attaques de parasites ne sont aujourd’hui pas incluses dans les contrats d’assurance récolte mais sont, elles aussi, amenées à augmenter avec le changement climatique. La résilience des trois groupes de techniques évoquées face à ce risque est questionnable au regard des performances obtenues par l’agriculture conventionnelle, à l’aide d’intrants dépendants des énergies fossiles.

**Sans compter les agriculteurs qui mobilisent des techniques culturales simplifiées (par exemple la réduction du labour) sans adopter l’ensemble des principes de l’agriculture de conservation des sols.

La conversion agricole comme risque assurable

Caractéristiques du risque de conversion

Les agriculteurs qui souhaitent faire évoluer leurs pratiques en intégrant une ou plusieurs de ces techniques font face à un risque, que l’on qualifiera de « risque de conversion ». Au cours de la conversion, en termes de volumes de production, l’agriculteur s’expose à deux types de pertes :

  1. un différentiel de rendement à l’hectare inévitable, dépendant de la technique employée. L’agriculture biologique, par exemple – qui montre les plus fortes pertes de rendement – présente des rendements inférieurs de 28 % pour le tournesol, et de 57 % pour le blé tendre, à ceux de l’agriculture conventionnelle (Agreste, 2022). Ces différentiels étaient jusqu’ici compensés pour les agriculteurs qui dégageaient en 2017 une meilleure rentabilité que leurs pairs conventionnels (Dedieu et al., 2017), notamment du fait des économies réalisées sur les intrants et du plus fort consentement à payer de certains consommateurs* ;
  2. une perte de rendements supplémentaire et incertaine, qui représente, en tant que telle, un « risque de conversion ». Elle est liée aux hésitations qui accompagnent la conversion, le temps que l’exploitant stabilise les nouvelles méthodes, les adapte à sa parcelle et réorganise son travail.

Les agriculteurs qui souhaitent faire évoluer leurs pratiques font face à un risque de conversion.

Au-delà des incertitudes sur le prix de vente, partagées par l’agriculture conventionnelle, les incertitudes concernant l’évolution du rendement à court terme, durant la phase de transition, figurent donc parmi les principaux freins à la conversion. Un manque de visibilité confirmé par Sophie Danlos, Directrice de l’association Fermes d’Avenir, interrogée par Les Échos en 2018 au sujet de la conversion vers l’agriculture biologique  : « C’est difficile de leur dire “si vous appliquez telle recette, vous aurez tel rendement et tel niveau de revenu”, car les conditions varient d’une parcelle à l’autre » (Guyomard, 2020). Or, si l’incertitude est importante à l’échelle de la parcelle, elle pourrait devenir maîtrisable à l’échelle du parc d’agriculteurs en conversion.

*La crise que l’agriculture bio traverse aujourd’hui est en grande partie due à des rendements exceptionnellement hauts qui font face à une demande en baisse. La rentabilité du secteur est bien menacée à court terme, mais cela s’explique davantage par les fluctuations des marchés plus que par le manque de rendements (Renault C. et al., 2023).

Le risque de conversion : un risque assurable

La conversion des pratiques est aujourd’hui de mieux en mieux balisée. Les étapes à suivre, les caractéristiques de la parcelle à prendre en compte, les méthodes à employer sont connues et documentées, et les données correspondant aux performances des diverses pratiques sont de plus en plus accessibles. Il devient donc possible d’estimer un coût « normatif » de la conversion, correspondant aux pertes de rendement inévitables.

Dès lors, rien n’empêche les assureurs de considérer le risque résiduel – toutes choses égales par ailleurs – comme assurable. Les sinistres – i.e. le supplément de perte de rendement par rapport au coût normatif, étant données les pratiques employées – sont indépendants, les surfaces agricoles concernées sont importantes* et laissent entrevoir une possibilité de mutualisation. Les risques sont homogènes pour des pratiques agricoles similaires, dispersés entre les exploitations, et le sinistre maximal est modéré. Ce risque reste cependant soumis à un fort aléa moral, et suppose pour l’assureur d’identifier quelques pratiques qu’il pourra suivre sur la durée du contrat.

*23,2% des surfaces agricoles biologiques sont en conversion en 2023, d’après l’Agence Bio (2023).

Les assureurs ont un rôle à jouer pour accompagner le changement de pratiques

Par ailleurs, les subventions à la conversion, versées au titre de la Politique Agricole Commune (PAC), sont indépendantes du rendement obtenu, donc du risque assumé par l’agriculteur. Il reste ainsi possible pour l’assureur d’intervenir en complément de ces subventions.

AXA Climate, précurseur dans ce domaine, expérimente un produit d’assurance à destination d’agriculteurs en transition vers des pratiques agroécologiques dans le cadre du dispositif TRANSITIONS, porté par la coopérative agricole VIVESCIA. Ce programme vise à réduire les émissions de GES de 20% d’ici à 2030 tout en améliorant leur impact sur la biodiversité. L’assureur souhaite ainsi «dé-risquer » la conversion en accompagnant la mise en place de nouvelles pratiques : nouvelles stratégies de fertilisation, évolution des rotations, etc. (Gambey, 2023). François Lanavère, Directeur des partenariats chez AXA Climate précise  : « si l’agriculteur respecte un cahier des charges défini à l’avance, la baisse de rendements est prévisible. L’assureur peut prendre l’excès à sa charge et participer à la prise de risque de l’agriculteur, accompagner le changement de pratiques, par exemple pour faciliter la mise en culture d’essences plus résilientes et mieux anticiper le changement climatique. Les réformes récentes améliorent certes l’accès à l’assurance récolte, mais de façon indifférenciée : elles bénéficieront surtout à l’agriculture conventionnelle».

Les prérequis pour généraliser l’assurance du risque de conversion

Plusieurs facteurs devront être réunis pour faire émerger une telle assurance :

  1. recueil de données localisées, disponibles et partagées pour dimensionner précisément les pertes de rendement attendues lors de la conversion en fonction des méthodes employées, de la localisation et des essences cultivées, et identifier les pertes «exceptionnelles », qui relèveraient d’un sinistre. Le programme TRANSITIONS repose précisément sur ce socle, ce qui facilite la construction d’un produit assurantiel associé;
  2. identification des réseaux de commercialisation : une approche volontariste et expérimentale pour encourager son adoption et montrer sa complémentarité avec d’autres produits, comme l’assurance multirisques climatiques. Les assureurs peuvent ainsi accompagner des réseaux d’agriculteurs engagés à faire évoluer leurs pratiques pour réduire les coûts d’acquisition ;
  3. articulation avec les subventions publiques, et notamment les dispositifs de la PAC : il ne s’agit pas pour les assureurs de se substituer à l’État, mais plutôt d’accompagner les agriculteurs dans l’absorption des risques associés à une transition inévitable pour faire face aux climats futurs ;
  4. posture de conseil et de diffusion des meilleures pratiques. Une réaffirmation par les assureurs de leur rôle de conseil en matière de gestion des risques, comme ils le jouent déjà auprès de certains clients industriels. Les assureurs pourraient contribuer à répertorier et diffuser les meilleures pratiques en fonction des caractéristiques de la parcelle, du climat et des espèces cultivées, pour favoriser des conversions moins incertaines qui offrent davantage de visibilité et de stabilité à l’agriculteur.

« Si l’agriculteur respecte un cahier des charges défini à l’avance, la baisse de rendements est prévisible. L’assureur peut participer à la prise de risque de l’agriculteur ».

François Lanavère, AXA Climate

Au-delà de l’agriculture : vers une assurance du risque de transition?

Cette logique pourrait même, à terme, être étendue au-delà de la sphère agricole. Alors que de nombreux procédés vont devoir évoluer pour réduire leurs impacts environnementaux – citons notamment la décarbonation d’activités sidérurgiques ou l’électrification de flottes de transport –, il pourrait devenir pertinent d’assurer non seulement les risques associés au nouveau procédé, mais aussi les risques associés au passage d’un procédé à un autre, avec les aléas que cette conversion comporte, très similaire d’un acteur économique à l’autre et sources de coûts pour les entreprises (cf. les questionnements sur la modélisation du risque de transition, p. 23).