Assurer le réemploi des matériaux

Article extrait de notre étude : « Assurance & post-croissance : comment protéger à l’aune des limites planétaires ? »

Le BTP constitue l’une des principales sources d’impacts environnementaux. Parmi les solutions envisagées pour réduire ces impacts, le réemploi des matériaux est une piste de plus en plus sérieusement étudiée par les acteurs du secteur. Mais celui-ci peine encore à se déployer, notamment pour des questions d’assurabilité. Les assureurs ont donc un rôle à jouer pour clarifier les exigences techniques, accélérer la standardisation des pratiques et ainsi contribuer à leur essor.

Le réemploi, clef pour limiter l’impact écologique du BTP

Réhabiliter le réemploi des matériaux de construction

L’environnement bâti est aujourd’hui le plus grand consommateur de ressources naturelles : à l’échelle mondiale, il représentait en 2020 environ 29 % de la demande en matériaux (UNEP, 2024). Sur les 310 millions de tonnes de déchets générés en France en 2020, 213 millions de tonnes sont dues au secteur de la construction (Ademe, 2023). Les bâtiments et le secteur de la construction représentaient aussi, en 2021, 37 % des émissions de GES liées à l’énergie et aux processus industriels (UNEP, 2022).

Or, une part infime des matériaux est aujourd’hui réemployée par le secteur (de l’ordre de 2 % en France*). Les déchets de la construction peuvent en effet être enfouis, valorisés en remblaiement de carrière, recyclés sous une forme dégradée (par exemple dans les revêtements de route) ou réemployés. En France, les déchets du bâtiment (hors travaux publics) connaissent souvent une seconde vie (à 77 % pour les déchets inertes, 48 % pour les déchets non-inertes**), mais principalement pour former les revêtements des routes ou remblayer les carrières. Des matériaux propres à la construction sont ainsi fortement dégradés par les processus de valorisation ou de recyclage. En conséquence, les nouvelles constructions reposent encore presque exclusivement sur l’extraction de nouvelles ressources.

Pourtant le réemploi de certains éléments du bâti a longtemps été la norme, comme l’indique Cécile Guichard, du collectif Rotor, interrogée par Béatrice Héraud (Héraud, 2023) : « jusqu’au milieu du XXe siècle, il était courant de réemployer les matériaux. Lors de travaux de démolition, on organisait des ventes publiques pour les éléments encore exploitables (châssis, portes, fenêtres…) et les démolitions étaient alors une source de revenu pour les propriétaires. Il y avait une grande qualité de tri car jusque dans les années 1950, la majorité des démolisseurs étaient aussi revendeurs de matériaux […]. Ces pratiques ont beaucoup changé au cours du XXe siècle et les démolitions se sont mises à suivre des logiques très différentes : les propriétaires paient désormais pour la démolition de leurs bâtiments, et pour l’évacuation des amas de déchets qui est devenue la destination la plus commune des matériaux ».

La réhabilitation du réemploi est en route, notamment à travers les décrets d’application de la loi Anti-Gaspillage pour une Économie Circulaire (AGEC), qui fixent à la filière bâtiment un objectif de réemploi de 5 % en 2030 (en complément d’autres objectifs en matière de taux de collecte, de valorisation et de recyclage). Une filière « Responsabilité Élargie du Producteur »*** a été créée à l’occasion, qui oblige les producteurs à prendre en charge la gestion des déchets issus de leurs produits de construction.

*D’après l’arrêté du 10 juin 2022 portant cahier des charges des éco-organismes, des systèmes individuels et des organismes coordonnateurs de la filière à responsabilité élargie du producteur des produits et matériaux de construction du secteur du bâtiment. https://www.legifrance.gouv.fr/jorf/id/JORFTEXT000045940429.

**Idem.

***Les filières Responsabilité Élargie du Producteur (REP) introduisent un principe de pollueur-payeur dans une filière donnée, en instituant un organisme de collecte chargé de percevoir les taxes nécessaires à la gestion des déchets. auprès des entreprises qui ont mis en vente les produits initialement. Citons le plus connu, Citeo, qui gère depuis plus de 30 ans la prise en charge des déchets d’emballages.

Le lent essor du réemploi

Face aux exigences sociales et environnementales, une filière du réemploi s’organise progressivement. Les petits acteurs traditionnels, qui ont conservé leur activité de réemploi au fil du temps, côtoient des acteurs émergents qui constituent des réseaux adaptés aux pratiques de construction et de démolition contemporaines, comme le collectif belge Rotor, évoqué plus haut, ou en France la marketplace Cycle Up. Le réemploi progresse aujourd’hui plus significativement pour les matériaux de second oeuvre : céramiques, robinetterie, garde-corps, aménagements en bois tels que les parquets ou les portes, etc. Mais l’évolution des pratiques de démolition – et notamment l’introduction d’un nouveau diagnostic « Produits, équipements, matériaux et déchets » (PEMD), rendu obligatoire par la loi AGEC – devrait lui offrir un nouvel essor parmi les matériaux de construction qui concentrent la majorité des impacts environnementaux et de la consommation de ressources.

Finalement, la RE2020, réglementation contraignante sur les performances environnementales des nouveaux bâtiments et des méthodes de construction employées, considère les matériaux de réemploi comme ayant un impact carbone nul (Ministère de la Transition écologique, 2024, p. 45) et encourage donc fortement leur usage pour atteindre les objectifs fixés pour la construction. Dans ce contexte, comme le constate François Ploye dans la revue Qualité Construction (2022), « l’économie circulaire est devenue un volet essentiel de la stratégie bas carbone […] avec une trilogie vertueuse en cas de déconstruction : le réemploi, la réutilisation* et le recyclage, afin d’éviter dans la mesure du possible la mise en décharge en prenant en compte la hiérarchie des modes de valorisation ». La filière s’organise, certes, mais lentement. Un marché massifié peine à émerger du fait de multiples obstacles, en particulier la difficulté pour les techniques de réemploi d’obtenir une assurance.

*La réutilisation concerne des « substances, matières ou produits qui sont devenus des déchets » (Directive 2008/98/CE du Parlement européen et du Conseil du 19 novembre 2008 relative aux déchets) mais sont utilisés de nouveau, au contraire du réemploi qui s’applique à des « produits ou des composants qui ne sont pas des déchets » (Article L541-1-1 du Code de l’environnement). Dans cet article, nous utilisons les deux termes de manière équivalente, puisque le stade à partir duquel un produit devient un déchet peut varier en fonction des contextes.

Assurer les matériaux réemployés et pratiques de construction

Des conditions d’assurance spécifiques contraintes par une connaissance limitée des produits

Il en va des pratiques de réemploi comme de beaucoup de nouveaux matériaux ou techniques de construction : elles relèvent aujourd’hui essentiellement de « Techniques Non Courantes » (TNC), selon le vocabulaire de l’Agence Qualité Construction. À ce titre, elles doivent faire l’objet d’une déclaration spécifique à l’assureur pour maintenir la garantie décennale. L’assureur pourra appliquer une surprime, ou circonscrire les matériaux et pratiques qui feront l’objet d’une exclusion de cette garantie, car non-assurés en l’état actuel des connaissances. Ce qui cantonne les matériaux de réemploi à une utilisation au cas-par-cas, freine leur utilisation courante… et limite la capacité du secteur à normaliser les pratiques. Les professionnels sont encore peu informés de l’existence de ces techniques, encore moins formés à leur utilisation.

Rares sont les constructeurs qui oseront expérimenter de nouvelles techniques sans assurance, et tout aussi rares sont les assureurs qui proposeront une assurance sans historique de sinistralité auquel l’adosser.

Plusieurs obstacles limitent en effet l’assurabilité des nouveaux matériaux et pratiques de construction : manque de recul sur leurs performances à long terme, connaissance partielle de leurs propriétés, manque de compréhension de leurs interactions avec d’autres composantes du bâti, grande diversité de nature des matériaux et de pratiques tout au long de leur cycle de vie, etc. À ces obstacles s’ajoute une autre limite majeure : le manque de traçabilité sur la vie du matériau avant son réemploi. Était-il installé depuis 1, 10 ou 50 ans ? À quelles contraintes a-t-il été soumis ? Sans réponse, même approximative, à ces questions, difficile d’assurer pendant 10 ans la responsabilité du constructeur.

On retrouve un cercle vicieux fréquent dans le secteur de l’assurance : rares sont les constructeurs qui oseront expérimenter de nouvelles techniques sans assurance, et tout aussi rares sont les assureurs qui proposeront une assurance sans historique de sinistralité auquel l’adosser. L’assurance dépend des données, les données dépendent de l’usage, l’usage dépend de l’assurance.

ENTRETIEN AVEC STÉPHANE PÉNET, DIRECTEUR ADJOINT DE FRANCE ASSUREURS

« La responsabilité décennale est une présomption de responsabilité sur 10 ans du constructeur. Cela implique qu’en cas de sinistre de type décennal, c’est au constructeur de démontrer qu’il n’est pas responsable. C’est donc une responsabilité très engageante et la raison pour laquelle les assureurs sont attentifs aux qualifications des constructeurs et aux techniques de construction qu’ils acceptent d’assurer.
Ils s’appuient en grande partie sur le Centre Scientifique et Technique du Bâtiment (CSTB) qui émet des avis sur les nouvelles techniques ou matériaux. Il peut y avoir un délai entre l’introduction d’une technique ou d’un matériau nouveau sur le marché et l’avis correspondant émis par le CSTB, ce qui peut paraître un frein au déploiement de ces innovations. Les assureurs s’appuient aussi sur l’Agence Qualité Construction qui classe un produit ou un procédé en technique courante ou non courante. Le délai entre l’introduction d’une technique nouvelle et sa qualification par les assureurs de «technique courante» est un enjeu important dans la transformation du bâti.
Si la technique n’est pas identifiée comme une technique courante, la couverture de la Responsabilité Civile Décennale sera alors délivrée après une analyse plus spécifique du risque par l’assureur. »

Le rôle des assureurs pour structurer des filières de réemploi avec les acteurs du bâtiment / du réemploi

La construction neuve induit deux responsabilités : la responsabilité du fabricant qui garantit le matériau, et la responsabilité du constructeur qui garantit sa mise en oeuvre. L’usage de matériaux de réemploi conduit à l’adjonction à cette répartition d’un triptyque de responsabilités, auquel correspond un triple besoin de standardisation :

  • certifier le matériau, donc l’identifier dans les bases et retrouver sa référence, pour connaître ses propriétés initiales ;
  • certifier son état après le premier usage, pour vérifier que ses propriétés sont conservées ;
  • certifier le processus de réemploi, depuis la déconstruction jusqu’à la mise en oeuvre, en passant par les conditions de traitement et de stockage, pour garantir que ces manipulations n’ont pas altéré ses propriétés.

Une première piste pour les assureurs est donc de cibler l’une de ces responsabilités pour faciliter la normalisation des pratiques, plutôt que d’assurer d’emblée les trois. En Belgique, une attestation « Safety in Circularity » atteste ainsi la qualité du processus de réemploi, sans garantir le produit.

Le processus de réemploi concentre de nombreux enjeux, car il rassemble plusieurs étapes qui peuvent affecter la qualité du matériau : diagnostic, dépose, collecte, conditionnement et livraison. Les principaux revendeurs tendent ainsi à proposer une approche systématique qui intègre l’ensemble de ces étapes (Bougrain, 2023), pour limiter le nombre d’acteurs impliqués et les risques associés à une dispersion des responsabilités. De nombreuses ressources existent pour mieux encadrer ce processus, en particulier les publications issues du projet de recherche REPAR #2 (Benoît et Bellastock, 2018) qui incluent par exemple deux guides méthodologiques et techniques pour le réemploi du béton en murs et en revêtement de sol.

D’après la synthèse d’études de cas menées par l’initiative Facilitating the Circulation of Reclaimed Building Éléments (FCRBE) qui réunit des acteurs européens (FCRBE, 2023), une attention portée tout au long du processus de réemploi permet d’en réduire significativement les risques, et d’apporter des garanties aux assureurs. Il s’agit alors :

  • d’identifier les risques : diagnostiquer les matériaux réemployables, et les usages pour lesquels ils peuvent être réemployés ;
  • de limiter les risques identifiés par la mise en place de mesures compensatoires (par exemple surdimensionnement de certains composants du bâti), le choix de conditions d’usage moins exigeantes (notamment en ce qui concerne les propriétés thermiques, ou en matière de sécurité – par exemple réemploi d’une porte coupe-feu en porte classique), l’établissement de contrats d’entretien et de maintenance pour renforcer la pérennité de l’ouvrage, etc. ;
  • et d’offrir des garanties sur les risques résiduels : les fiches techniques des matériaux apparaissent alors nécessaires pour favoriser la traçabilité. Des tests de performance, allant du simple contrôle visuel aux essais mécaniques de charge ou de résistance au feu, peuvent aussi apporter des garanties supplémentaires aux assureurs.

L’usage de matériaux de réemploi conduit à un triple besoin de certification : certifier le matériau, certifier son état après le premier usage et certifier le processus de réemploi.

Ces études de cas soulignent finalement l’importance d’encourager les entreprises impliquées à déclarer leurs pratiques de réemploi à leur assureur : à l’heure actuelle cette déclaration n’est pas systématique car les entreprises craignent de subir une surprime. Or, cela expose leur responsabilité constructeur et limite la capacité des assureurs à accumuler un historique sur les pratiques de réemploi et les sinistres associés.

Les assureurs peuvent ainsi encourager le développement processus de réemploi en partageant les bonnes pratiques à l’ensemble des acteurs de la chaîne de la construction, voire en valorisant le recours au réemploi dans les contrats d’assurance construction. Le réemploi est en effet d’autant moins risqué qu’il est pris en compte par l’ensemble des acteurs impliqués (Bougrain, 2023) : par le fabricant, qui anticipera le réemploi futur de son matériau et facilitera sa traçabilité ; par le maître d’ouvrage, qui optera pour une part minimale de réemploi et dédiera les financements appropriés à l’approvisionnement en matériaux de qualité ; par le maître d’oeuvre qui prescrira les usages qui peuvent faire l’objet d’un réemploi et adaptera les aménagements en conséquence, et par les entreprises chargées de la mise en oeuvre ; par les entreprises de maintenance enfin, qui participeront à la pérennité de l’aménagement et peuvent à ce titre être impliquées dès sa conception.

Les assureurs peuvent aussi inciter leurs assurés à recourir au réemploi lors de la réparation des sinistres. Ce faisant, ils augmenteraient mécaniquement la demande et participeraient à la structuration des filières (cf. entretiens avec Maif et Jesuisreco pour des exemples dans la filière automobile et l’ameublement pp. 117 et 119). Les assureurs pourront enfin investir dans les pratiques de réemploi. La Taxonomie européenne distingue en effet l’usage de matériaux réemployés ou recyclés comme relevant d’une contribution substantielle à l’économie circulaire*. Les entreprises de construction auront donc intérêt à se tourner vers ces pratiques, et à le faire savoir à leurs investisseurs.

*« L’actif comprend au minimum 50 % […] de composants issus du réemploi, du recyclage ou de sources renouvelables gérées durablement. Ces 50 % devraient être atteints avec au minimum 15 % de composants issus du réemploi et 15 % de composants recyclés » (Technical Working Group de la Platform on Sustainable Finance, 2022, notre traduction).