De l’assurance du bien à l’assurance de l’usage

Article extrait de notre étude : « Assurance & post-croissance : comment protéger à l’aune des limites planétaires ? »

Et si les assureurs passaient de l’assurance automobile à l’assurance mobilité, pour encourager des usages durables ?

Quelle assurance pour quelle mobilité?

La dynamique de performance de l’assurance automobile

Le modèle économique des assurances de biens contient une incitation intrinsèque à l’accroissement de la masse assurable, c’est-à-dire de la valeur et du nombre de biens en circulation (comme expliqué p. 15).

Cela s’observe en particulier sur le marché de l’assurance automobile. Celui-ci représentait, en 2022, 24,6  milliards d’euros de primes et 20,5  milliards d’euros de sinistres, soit environ un cinquième du marché de l’assurance non-vie (ACPR, 2023). L’assurance responsabilité civile automobile est une des rares assurances obligatoires et le volume de primes est donc directement corrélé au nombre de véhicules en circulation. Quant aux garanties vols et dommages au véhicule, elles sont respectivement inclues dans 87,6 % et 65,9 % des garanties souscrites par les particuliers pour des véhicules de 1ère catégorie* (France Assureurs, 2023).

Dans ce cadre, les assureurs sont tacitement incités à encourager la hausse de la valeur et du nombre de véhicules en circulation ; tendance problématique lorsque la montée en gamme des véhicules entraîne une augmentation de leurs impacts environnementaux. Or, la part des SUV dans le total des véhicules neufs vendus dans le monde a presque triplé en 12 ans, passant de 16 % en 2010 à 46 % en 2022 d’après l’Agence internationale de l’énergie (2023). Ces véhicules, « plus lourds et moins efficients » que leurs homologues pour un segment donné, tendent à augmenter les impacts environnementaux du parc automobile  : ils représentaient, en 2022, 31 % des émissions, pour seulement 26 % des véhicules en circulation (Agence internationale de l’énergie, 2022). La montée en gamme des véhicules neufs freine ainsi les efforts déployés pour réduire leurs impacts, alors même qu’on observait jusqu’à présent une nette amélioration de l’efficacité énergétique des voitures depuis 1960 (Bigo, 2022).

Aujourd’hui, la plupart des assureurs proposent un ajustement de l’assurance au nombre de kilomètres effectivement parcourus. Évolution vertueuse, puisqu’elle encourage un faible usage du véhicule et donc moins d’émissions de GES; elle rencontrera cependant rapidement ses limites. Tout d’abord parce que l’électrification du parc apparaît nécessaire (Raillard, 2020) pour réduire significativement les impacts environnementaux des véhicules – pollution de l’air, pollution sonore, etc. Or, la majorité des impacts environnementaux d’un véhicule électrique sont concentrés à sa fabrication (Raillard, 2020)  : l’usage du véhicule deviendra une variable d’ajustement marginale à mesure que la transition progressera.

La question se pose donc en des termes nouveaux : quelle mobilité encourager, demain ?

*Cette catégorie correspond aux véhicules à quatre roues, hors flottes d’entreprises.

LA DYNAMIQUE DE PERFORMANCE D’UNE ENTREPRISE, INDISSOCIABLE DE SES IMPACTS

Analyser la dynamique de performance d’une entreprise, c’est comprendre les facteurs dont dépendent ses revenus et sa rentabilité ; une telle analyse est indispensable pour qu’une entreprise améliore sa contribution sociale et réduise ses impacts environnementaux, selon Christophe Sempels* , expert des modèles économiques régénératifs. Ainsi, si le maintien de sa rentabilité repose sur la croissance du volume de production, l’entreprise sera condamnée à rechercher des gains d’efficacité relatifs qui ne suffiront pas à réduire les impacts en valeur absolue.

Une enseigne de distribution aura par exemple intérêt à adopter une logique servicielle : le chiffre d’affaires n’est alors plus corrélé au nombre de produits vendus, mais à l’intensité de l’usage des produits en stock. En jouant ainsi sur sa dynamique de performance, l’enseigne rend la prolongation de la durée de vie de ses produits rentable. La rentabilité progresse alors de concert avec la réduction des impacts environnementaux, à condition que l’effet rebond du modèle serviciel n’annule pas ces gains.

*Étude Prophil, 2021 – dans cette même étude, Christophe Sempels analyse également l’impossibilité du découplage du volume de production et des impacts associés.

Quelle mobilité les assureurs veulent-ils encourager ?

Modifier les habitudes de mobilité implique de confronter des paradigmes sociétaux forts, comme la centralité de la voiture individuelle parmi les modes de déplacement (Illich, 1975).

Faire émerger des mobilités plus soutenables suppose en particulier de favoriser le recours aux mobilités douces (marche, vélo, transports en commun), d’accroître le taux de remplissage des véhicules existants (donc de sortir de l’autosolisme), d’améliorer l’efficacité énergétique, de privilégier le renouvellement des voitures par des véhicules plus petits et électrifiés (Bigo, 2022), etc. Ce qui repose à la fois sur les politiques d’urbanisme et d’aménagement du territoire, sur l’offre de transport et sur les habitudes des ménages.

Les assureurs peuvent accompagner, voire encourager ces changements sociétaux. Mais, si l’assurance automobile veut soutenir cette dynamique, elle devra s’extraire d’une dynamique de performance qui entretient par défaut l’augmentation des impacts environnementaux du transport individuel.

Vers une assurance mobilité?

Renverser le paradigme qui soutient l’assurance automobile

L’accompagnement de ce changement de paradigme par les assureurs commence par un questionnement sur le rôle de l’assurance automobile : doit-elle assurer le bien ou l’usage ?

  • assurer le bien ? Dans une société qui accorde une place centrale à la voiture individuelle, l’assurance offre une garantie de maintenir la voiture en état, car c’est elle qui importe à l’assuré;
  • assurer l’usage ? Dans une société où le véhicule individuel perd sa place centrale, c’est l’usage  – c’est-à-dire la continuité de la mobilité, le maintien de la capacité à se déplacer – qui prévaut.

Les assureurs automobile ont identifié ce sujet depuis plusieurs années. Comme le formule Stéphane Muller, directeur assurances IARD à la Matmut  :

« le marché a pris conscience de la nécessité de fournir des efforts pour réduire les impacts environnementaux des portefeuilles de souscription – la double matérialité et la CSRD devraient encore accélérer la mise en place de démarches dans ce sens. Les mobilités ne se décarbonent pas suffisamment vite pour qu’on puisse se permettre de juste suivre la tendance. Il faut qu’on aille plus loin, tout en restant cohérents avec nos autres engagements RSE. Une méthode simple, du point de vue d’un assureur automobile, serait en effet de se concentrer exclusivement sur les véhicules les plus efficients, en excluant progressivement les autres assurés. Mais cela aurait des conséquences sociales dramatiques, en plus d’être contreproductives ».

Jusqu’à présent, les assureurs ont privilégié le développement d’assurances adaptées aux usages collaboratifs (covoiturage, autopartage) et aux véhicules intermédiaires (vélo ou trottinettes électriques, triporteur, etc.)*. Ces offres sont cependant dissociées des offres d’assurance automobile existantes. D’après Stéphane Muller, « nous travaillons aujourd’hui sur des offres, mais nous ne disposons actuellement pas de solution dont on puisse mesurer l’efficacité sur la réduction de la circulation. Nous avons des briques, comme une offre pour les véhicules intermédiaires (vélos électriques, trottinettes, etc.), certaines adaptations de nos offres sur les deux roues électriques, mais nous n’avons pas packagé ces offres avec un contrat auto dont l’usage serait, par exemple, réduit à 3 jours par semaine ».

*Voir à ce sujet l’assurance corporelle conducteur passager proposée par la Maif, ou l’assurance Mobilités MACSF, entre autres exemples.

Faire évoluer les contrats vers l’« assurance mobilité »

Traitées comme des offres indépendantes, ces briques encouragent pour l’instant peu le report modal des automobilistes vers les mobilités douces et le covoiturage. La question de la continuité de l’usage reste ainsi à défricher. Deux pistes sont en particulier à creuser :

  • d’une part, une assurance associée à la personne plutôt qu’à un véhicule. Cette assurance pourrait couvrir la responsabilité civile de la personne lors de ses déplacements, voire les dommages qu’elle pourrait subir, elle ou l’un de ses moyens de locomotion (dans ce dernier cas, l’indemnisation serait versée au propriétaire du véhicule, qu’il soit ou non l’assuré). Cette piste est explorée par les assureurs depuis plusieurs années (Legoff, 2017), mais reste centrée sur la voiture. L’assurance mobilité serait au contraire étendue à l’ensemble des véhicules utilisés, y compris les mobilités douces, afin de valoriser l’usage de ces dernières. La faisabilité d’une telle assurance repose cependant sur l’usage d’un grand nombre de données personnelles, usage dont les conditions devront être éclaircies pour respecter la vie privée des assurés ;
  • d’autre part, une assurance affinitaire associée à des offres de Mobilité comme Service* vers lesquelles se tournent de plus en plus de collectivités locales. Le produit pourrait alors offrir une couverture intégrée protégeant l’assuré à la fois dans son usage des véhicules disponibles à la location, et face aux dysfonctionnements de l’offre de transports en commun (retards, problèmes d’interconnexions, etc.). Cette assurance pourrait en particulier inclure des services complémentaires pour faciliter le déplacement en cas d’imprévu.

Dans les deux cas, l’objectif restera d’associer progressivement la dynamique de performance du produit à la réduction des impacts environnementaux des assurés.

*D’après le Cerema, organisme public spécialisé dans la transition écologique et la cohésion des territoires, la Mobilité comme Service (ou Mobility as a Service, MaaS) consiste à «proposer, à l’échelle d’un territoire, 1) une information intermodale et multimodale centralisée et en temps réel sur l’ensemble des modes de déplacements possibles, y compris la voiture, 2) une tarification adaptée au déplacement demandé et 3) une vente en ligne des billets » (Cerema, 2018).